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Le général Clay, gouverneur militaire américain en Allemagne, envisagea d'organiser un convoi armé et de forcer les barrages en direction de Berlin. Washington s'opposa à cette idée, décidant de subvenir à l'approvisionnement de Berlin-Ouest par la voie des airs, en utilisant les trois couloirs aériens reliant la ville à la partie de l'Allemagne occupée par les Occidentaux.
L'affaire tenait de la gageure. En temps normal, Berlin nécessitait au quotidien 12000 tonnes d'approvisionnements. En appliquant des mesures de rationnement, on pouvait espérer ramener ce chiffre à 5000 tonnes, ce qui représentait encore une masse énorme compte tenu de la faible capacité d'emport des appareils de l'époque. Par ailleurs, les aéroports de Berlin étaient bien loin d'être en mesure d'accueillir un trafic intense: Tempelhof, en plein centre ville, était entouré d'une ceinture d'immeubles et Gatow, sur la périphérie, était en pleine reconstruction.
Ce qui allait devenir l'un des plus importants événements de l'histoire aéronautique commença fort modestement le 28 juin par l'opération "Knicker", destinée à approvisionner les troupes du secteur britannique, pour devenir l'opération "Vittles" pour l'USAF et "Plainfare" pour la RAF. La France, quant à elle, ne pouvait guère se permettre de soustraire d'appareils à son Armée de l'Air engagée en pleine guerre d'Indochine.
À ses débuts, le pont aérien releva plutôt de l'improvisation. Les Britanniques avaient fait appel à sensiblement tout ce qui était en état de faire ce type de transport. Des pilotes privés, munis de leur appareil, proposèrent leurs services. On s'aperçut très rapidement que les bons vieux C-47 (la version "fret" du Douglas DC-3 "Dakota"), en dépit de leur robustesse proverbiale, ne pourraient pas, avec leur charge utile de deux tonnes et demie, faire l'affaire très longtemps et que dans ces conditions, Berlin serait vite à court d'approvisionnements. La situation s'améliora un peu lorsque arrivèrent les premiers quadrimoteurs Douglas C-54 "Skymaster" américains et Avro "York" anglais.
Néanmoins, en juillet, seules 1400 tonnes étaient livrées chaque jour. On était bien loin des besoins réels de la ville. Heureusement, à la date du début du blocus, Berlin-Ouest disposait de réserves: environ trente-cinq jours de nourriture et quarante-cinq jours de charbon. Si le pont aérien ne parvenait pas à satisfaire les besoins de nourriture de l'été, qu'en serait-il l'hiver, où il faudrait, en plus, livrer du charbon?
Devant la gravité de la crise, le président Truman décida le 15 juillet de faire pression sur les Soviétiques en déployant sur les bases de Grande-Bretagne des B-29 à capacité d'emport de charges nucléaires. Cette manœuvre d'intimidation ne réglait pas le problème. Il apporta donc six jours plus tard son support total au pont aérien en envoyant soixante-quinze "Skymaster" en Allemagne. Ces appareils en provenance de Panama, de l'Alaska, de Guam, du Japon, de Hawaï... allaient donner au pont aérien l'ampleur nécessaire.
La montée en puissance du flot d'appareils en vol eut pour conséquence un engorgement inévitable des couloirs aériens et des aérodromes de Berlin. Facteur aggravant, les pilotes civils choisissaient leur vitesse et leur altitude de vol. Au lieu d'un rythme de trois minutes entre chaque décollage, ce qui était le but visé, on arrivait péniblement à quinze minutes.
Il fallait y mettre bon ordre. On fit appel au général américain Tunner, qui n'était pas un novice en la matière: c'était un vétéran de la seconde guerre mondiale, et plus particulièrement du pont aérien entre l'Inde et la Chine, au-dessus de l'Himalaya.
Arrivant à Wiesbaden le 29 juillet, il qualifia le pont aérien d'«opération de fumisterie» et mit en place une organisation rigoureuse: les couloirs seraient à sens unique. Les Britanniques rallieraient Berlin par le couloir nord et les Américains par le couloir sud. Tous les appareils de retour de Berlin reviendraient par le couloir central. Par ailleurs, le flot devait être régulier et chaque appareil devrait voler à une vitesse et une altitude précises. Les appareils seraient révisés toutes les vingt-cinq heures de vol.
L'amélioration fut spectaculaire, en dépit des tentatives des Soviétiques pour entraver le fonctionnement de ce pont aérien. Des chasseurs à l'étoile rouge vinrent régulièrement gêner les appareils de fret en les frôlant (ce qui occasionna un crash). Par ailleurs, la nuit, les Soviétiques éblouissaient régulièrement les pilotes à l'approche de Gatow à l'aide du pinceau de leurs projecteurs lumineux.
Néanmoins, la montée en puissance du pont aérien continuait, d'autant plus que la construction de l'aéroport de Tegel, dans le secteur français, avait commencé. On avait pour ce faire démonté des bulldozers pour les expédier en pièces détachées, car aucun appareil n'était en mesure de transporter de tels engins.
Avec l'arrivée de Tunner, on était loin de l'improvisation des débuts où l'on avait même essayé d'effectuer des largages à basse altitude de sacs de charbon et de miches de pain. En revanche, on conserva le "sapin de Noël", en fait une statue monumentale de l'empereur Guillaume Ier hérissée de lampes rouges destinées au balisage de l'approche de nuit de Gatow. De la même manière, on continua d'utiliser le lac Havel pour les hydravions Sunderland jusqu'au mois de décembre où sa surface commença à geler.
On arriva enfin à un seuil de 4641 tonnes par jour qui, quoique encore un peu bas, pouvait permettre à Berlin-Ouest de tenir. Les pilotes étaient soumis à rude épreuve: huit heures de vol, huit heures au sol et huit heures de sommeil. Gérer des rotations aussi rapides n'était pas de tout repos non plus et on peut légitimement s'étonner que les accidents aient été aussi peu nombreux, compte tenu de l'état de tension du personnel des tours de contrôle.
L'humour, comme en chaque situation de tension, ne perdait pas ses droits. Un contrôleur américain de la tour de contrôle de Gatow, un peu perdu, demandant par radio à un pilote canadien en approche si son appareil était bien un C-54 "Skymaster" s'entendit répondre: «Je ne pense pas. Je suis certain que quand j'ai décollé, c'était un Dakota, mais je vais aller faire un saut à l'arrière pour vérifier! »
© Aérostories, 1999.
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