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Les historiens de l'aéronautique placent en commun -à des degrés divers - Louis Breguet et Paul Cornu comme les deux premiers au monde à avoir fait voler un hélicoptère avec un homme à bord… Certains auteurs cependant, qui se trouvent être les mieux informés et/ou les plus compétents, relativisent ce propos sans pour autant le contester. Qu'en est-il ?
Louis Breguet avait beaucoup travaillé sur les rotors, construisant et utilisant entre autres une des premières balances aérodynamiques. Puis, en compagnie de ce curieux de génie qu'était le professeur Charles Richet, et assisté de son frère Jacques et de plusieurs autres ingénieurs, il s'était lancé dans la construction d'un énorme engin à quatre rotors (près de 17 mètres d'envergure totale), dont la seule commande était la manette de puissance du moteur Antoinette de 40 ch. Le 24 septembre 1907, dans la cour de l'usine familiale à Douai, l'ingénieur Volumard tentait de décoller les 578 kg du Gyroplane. Selon divers récits l'appareil, maintenu par des assistants, s'éleva d'une soixantaine de centimètres pendant quelques dizaines de secondes. Pendant ses essais, qui se sont poursuivis durant plusieurs semaines, la machine aurait dépassé largement un mètre de hauteur, toujours ainsi maintenue. Mais malgré un équilibrage soigneux des voilures, grandement aidé par la balance aérodynamique, le Gyroplane, extrêmement complexe pour l'époque, est toujours demeuré peu stable. De plus, si l'on estime à l'optimal le fonctionnement du moteur (Breguet a indiqué qu'il en a obtenu près de 45 ch), la charge des rotors était de l'ordre de 12,8 kg/ch, mais le rendement aérodynamique des pales à deux plans haubanés, bien que remarquable pour l'époque, restait peu élevé.
D'autre part, la seule photographie publiée du Gyroplane en fonctionnement, qui semble dater du début des essais, montre sept hommes qui maintiennent l'appareil, lequel est légèrement incliné. Un des pieds est au sol, maintenu par deux hommes accroupis. Les trois autres sont décollés de cinquante à soixante centimètres. Quel que soit le vol dont il s'agit, il semble évident que les assistants, figés dans des attitudes assez différentes, cherchent à maintenir le Gyroplane à peu près horizontal, en ligne de vol, tantôt le retenant, tantôt limitant le déplacement latéral, tantôt aidant le soulèvement… En l'espèce, les témoignages manquent de clarté ; les éléments manquent pour juger de l'action des assistants, donc pour déterminer avec certitude si la machine s'est maintenue seule en vol.
Paul Cornu n'eut guère plus de chances auprès des analystes. La primauté qui lui a souvent été accordée ne tient pas à la chronologie - le premier soulèvement de son appareil date du 13 novembre 1907 à Coquainvilliers - mais sa machine n'était ni entravée, ni maintenue. Si vol il y eut ce jour-là, ce fut donc le premier vol libre d'un homme à bord d'un hélicoptère. Le constructeur normand avait, d'ailleurs, déjà réussi brillamment avec un modèle réduit ; il avait fait décoller l'année précédente à Lisieux une machine animée par un moteur Buchet de 2 ch, sustentée par deux rotors en tandem de 2,25 m de diamètre. Cet appareil avait emporté devant une soixantaine de témoins une "charge utile" de 3 kg. Légitimement satisfait, Cornu était donc passé avec confiance à l'expérimentation "grandeur".
Son hélicoptère, réplique agrandie du modèle de 1906, était un birotor (6 mètres de diamètre) monté sur quatre roues et mû par un Antoinette de 24 ch ; il était pourvu d'un ingénieux (mais peu efficace) dispositif de direction basé sur des volets à persiennes soufflés. L'ensemble pesait 260 kg en ordre de vol. Selon son constructeur, il a décollé franchement, d'environ trente centimètres, pendant une vingtaine de secondes, et lors d'un autre essai, il emmena même le frère du pilote, qui cherchait à maintenir la machine, beaucoup plus haut.
Cependant c'était un appareil très instable ; outre que l'équilibrage des voilures avait été réalisé moins finement que ce qu'avait fait Breguet, le phénomène était aggravé par le rendement plutôt aléatoire des courroies de transmission, qui avaient tendance à patiner. Cornu chercha plus tard à y remédier sans y parvenir complètement. D'où, bien sûr, une perte de puissance transmise aux rotors qui ne pouvait que nuire à la sustentation… Sans parler du rendement aérodynamique des voilures, qui n'était pas fameux. De tout cela, seuls restent aujourd'hui les propos des frères Cornu, qui peuvent avoir été abusés par les réactions erratiques de la machine, laquelle a pu se soulever d'un côté sur l'autre, et décoller très brièvement sous l'effet du vent… Hélas, en l'absence d'éléments plus probants, on peut difficilement croire à l'hypothèse de vrais vols.
Presque dans le même temps, le 13 janvier 1908, Farman remportait le prix du premier kilomètre, que Cornu espérait obtenir avec sa machine améliorée. Très déçu, il arrêta ses travaux peu après. Louis Breguet, qui n'était pas confronté aux mêmes contingences pécuniaires, put construire un deuxième appareil. Il s'agissait d'un birotor côte à côte à axes obliques, principalement destiné à l'étude de la translation ; mais les résultats furent peu probants. Conscient du manque d'expérience disponible à l'époque, Breguet résolut d'arrêter ses essais jusqu'à ce que les technologies eussent évolué, et se tourna vers les ailes fixes. Mais il ne cessa pas d'observer et de réfléchir sur les voilures tournantes, qui sont restées la grande passion de sa vie. Il allait d'ailleurs y revenir plus de vingt ans après.
Louis Breguet a su et pu trouver le succès - et quel succès -, et s'est affirmé comme un ingénieur brillant, et un grand meneur d'hommes. Cornu, quant à lui, est retourné à un anonymat relatif, non sans bénéficier de l'admiration méritée de ses contemporains. Les travaux conduits par ces deux hommes avant 1910 doivent rester dans notre mémoire comme marquant une étape essentielle.
Et puis… Pour un pilote d'aujourd'hui, dont la machine répond au doigt et à l'œil, voler, c'est aller en vol là où l'on souhaite aller, quand on souhaite y aller… Il en était bien autrement dans les premières années du XXème siècle. Le challenge, alors, consistait à vaincre la gravité. Là où personne n'est jamais allé, il n'y a pas de petites victoires…
© Aérostories, 2002
NB : Cet article est tiré d'un autre travail du même auteur, paru dans la Lettre du GFH en mars 2001.
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