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U-2

par Philippe Ballarini

La mésaventure de Gary Powers.

« La première fois qu'ils m'ont reçu dans cette pièce, juste avant qu'ils (la CIA) ne me parlent de cet appareil », raconte le pilote de U-2 Bob Ericson, « ils ont ouvert le robinet de la salle de bains en grand et monté le volume de la radio, au cas où quelqu'un aurait espionné la pièce.» C'est dire le climat de secret qui entoura cet avion.

Dès la fin du deuxième conflit mondial, de vives tensions opposèrent les anciens alliés. De fil en aiguille, de blocus de Berlin en guerre de Corée, on s'installait dans le climat inquiétant de la guerre froide, américains et soviétiques soupçonnant l'autre de vouloir le détruire.
Lorsqu'en 1954, aux traditionnelles fêtes du 1er mai qui servaient de vitrine à la puissance militaire soviétique, on put voir un bombardier stratégique Myasischev M-4, les milieux politiques et militaires américains prirent peur.

Depuis 1952, Dwight "Ike" Eisenhower présidait aux destinées des Etats-Unis. Deux mois après son investiture mourait Staline, ce qui donna bon espoir à "Ike" qui comptait développer une politique de dialogue avec Moscou. Il eut, en raison même de sa volonté de mettre fin à la guerre froide, à lutter contre une opposition républicaine violemment anticommuniste et contre les militaires qui réclamaient davantage de moyens. L'historien de la CIA Donald Welzenbach rapporte que: «l'U.S. Air Force prétendait que les soviétiques construisaient beaucoup plus de bombardiers que nous et réclamait des fonds pour augmenter de façon massive sa propre flotte de bombardiers. »

C'est dans ce climat de quasi paranoïa que fut élaboré l'un des programmes les plus secrets de l'histoire de l'aviation: l'avion-espion  Lockheed U-2. Ainsi, au lieu de fonder la politique américaine sur des rumeurs, "Ike" disposerait du moyen d'obtenir des renseignements sûrs.

Le 4 juillet 1956, le pilote Hervey Stockman amena le U-2 au-dessus de Minsk, pour une première mission au-dessus de l'U.R.S.S.; repéré par les radars soviétiques, il fut pris en chasse et attaqué par des MiG qui, plafonnant à 15 000 m, ne purent l'inquiéter. Commença alors une longue série de vols de surveillance qui amenèrent les avions-espions U-2 à survoler régulièrement l'Union Soviétique. Un spécialiste de l'interprétation des photos aériennes, Dino Brugioni, de la CIA, affirme: « Au bout de quelques mois, nous étions en mesure d'affirmer que la menace de bombardement n'existait pas. Nous avions résolu le principal problème du Président Eisenhower. »

Ceci permit à Eisenhower, pour un temps tout au moins, de réduire au silence son opposition belliciste et de poursuivre sa politique de dialogue avec Nikita Khrouchtchev, avec lequel il mettait sur pied une politique de désarmement bilatéral et de fin des essais nucléaires dans l'atmosphère.

Les "bip-bip" émis par Spoutnick 1 le 4 octobre 1957 résonnèrent comme autant de coups de tonnerre dans les états-majors américains. Si les soviétiques étaient capables de satelliser un petit émetteur, ils étaient  donc en mesure d'envoyer des missiles à charge nucléaire sur les USA!
"Ike" autorisa donc de nouveaux survols de l'URSS, à contrecœur car il déclara plus tard: «J'aurais considéré une semblable violation de notre espace aérien par les soviétiques comme un acte de guerre. »

Sous la pression de la CIA, qui avait besoin d'informations sur une base de missiles soviétiques, "Ike" autorisa une dernière mission au-dessus du territoire soviétique, la plus longue des "Overflights". Le 1er mai 1960, Gary Powers, le plus expérimenté des pilotes de U-2, décolla de la base de Peshavar au Pakistan pour un vol qui devait le mener à Bodø, en Norvège: 6 100 km dont 4 700 au-dessus du territoire soviétique.

Le début de la mission se passa normalement, avec sa moisson de prises de vues, mais alors qu'il effectuait son virage au-dessus de Sverdlovsk, Powers remarqua une traînée de condensation qui suivait la même route que lui: un chasseur qui tentait de l'intercepter, mais qui de toute manière était bien trop bas pour constituer une menace réelle. Soudain, un bruit terrible retentit à l'arrière et l'appareil se mit en vrille inversée, le nez en l'air. Plutôt que d'utiliser son siège éjectable, Gary Powers attendit d'être à 10 000 m pour larguer sa verrière et sauta à 4500 m seulement car il avait des problèmes de branchement d'oxygène. Son parachute se déploya normalement et il fut fait prisonnier dès son arrivée à terre.

Pendant sa chute, il put voir un autre parachute: celui du pilote du MiG 21 qui le suivait. Les membres de la base antiaérienne avaient copieusement arrosé le 1er mai et, dans un état d'ébriété avancée, ils avaient, une fois reçu l'ordre d'abattre le U-2, tiré une salve entière de missiles sol-air SAM avec toutes les fusées de la base!

La perte de l'U-2 avait été suivie par les radars américains. On informa donc "Ike" qui, à quelques jours à peine du sommet de Paris, vit ses pires craintes se confirmer. Les américains déclarèrent la perte d'un avion météo qui devait rejoindre la Turquie. Rappelons qu'en tout état de cause, le U-2 n'appartenait pas à l'U.S. Air Force mais qu'il était considéré comme appareil civil.

Le 5 mai, Khrouchtchev annonça qu'un U-2 avait été abattu par la défense soviétique. Les américains crurent pouvoir admettre qu'un de leurs appareils d'études météorologiques avait pu franchir la frontière inopinément, croyant que l'appareil et le pilote avaient été complètement détruits sans laisser de traces. Les soviétiques lâchèrent alors leur bombe médiatique: ils annoncèrent  la capture de Powers. Difficile alors de dissimuler la mission de l'appareil, les caméras ayant été récupérées dans l'épave.

C'est un Khrouchtchev furieux qui annonça la nouvelle, accusant les américains de saboter le sommet de Paris, exigeant l'arrêt des "overflights" et des excuses publiques de la part du Président Eisenhower. Malgré son profond embarras, "Ike" ne put présenter d'excuses faute de quoi il aurait perdu la face. Bien entendu, le sommet de Paris fut un fiasco complet.

Gary Powers passa devant des tribunaux soviétiques pour espionnage et fut condamné à dix ans de "privation de liberté". En fait, il fut échangé 17 mois plus tard contre un espion soviétique arrêté à New York en 1957, Rudolf Abel. Son retour au bercail ne fut pas la fin de ses tracas, car des accusations diverses s'élevèrent contre lui aux Etats-Unis.


En fait, diverses versions de l'incident circulèrent. Américains et Soviétiques s'entendirent pour affirmer que le U-2 avait été touché de plein fouet par des missiles sol-air   SA-2 à une altitude de 20 000 m. D'autres versions furent avancées, affirmant que les soviétiques étaient bien incapables de produire des missiles antiaériens aussi perfectionnés ( ce qui était pourtant le cas). Dans ses mémoires non exemptes d'amertume, Powers laissa entendre qu'il était en mesure de donner d'autres explications. 

Son U-2 B 56-6689 avait la réputation d'un avion à problèmes. Il avait déjà causé du tracas en septembre 1959: son pilote avait dû effectuer un atterrissage forcé sur la base de Fusigawa (Japon) et l'appareil s'était enlisé de deux bons mètres dans la boue. Notons au passage que la présence d'un appareil tout noir, sans aucune marque, enfreignant donc toutes les lois internationales, n'avait pas manqué de choquer les observateurs japonais. C'est donc cet appareil réparé qui se fit abattre par un missile SAM. L'interception se fit à 20 000 m, ce qui démontrait que les missiles sol-air soviétiques étaient au point, mais le modèle B du U-2 avait un plafond de 27 000 m. Powers a donc vraisemblablement eu des ennuis qui l'ont obligé à perdre de l'altitude, devenant une cible possible pour les SA-2.

L'affaire de l'U-2 abattu et le refus américain de présenter des excuses amena un tel désastre diplomatique que la quasi totalité des observateurs jugea que c'était la fin de cet appareil,  du moins pour des missions autres que scientifiques. Alors qu'il semblait oublié de tous, il n'en continuait pas moins ses missions au-dessus de pays à faible potentiel militaire, comme Cuba. Le 14 octobre 1962, un U-2 rapporta des photos mettant en évidence l'installation  à San Cristobal de missiles offensifs de fabrication soviétique. Ce sera le début d'une nouvelle crise Est-Ouest, extrêmement grave. Le Président Kennedy ordonna le blocus de Cuba et la tension monta entre les Etats-Unis et l'Union Soviétique, à un point tel que l'on put craindre une troisième guerre mondiale. L'affaire ne se calma que par le renoncement des soviétiques et le rembarquement de leur matériel.

La fin des U-2? En dépit de l'apparition de leur successeur, le SR-71 né en 1962, ils continuèrent leurs missions (également honnêtement scientifiques): au-dessus de la Chine de Mao, par exemple (qui d'ailleurs en abattra un avec un même SA-2), de Cuba , de la Corée, du Viêt-Nam... En fait, la "Dame de l'ombre" retrouvera même un regain d'intérêt, l'U.S. Air Force demandant la construction de 25 appareils en 1978. Le U-2 n'avait en fait jamais cessé d'évoluer en divers modèles et le nombre d'appareils produits n'a jamais été dévoilé : il fut simplement rebaptisé  TR-1 et amplement utilisé pendant la guerre du Golfe au-dessus de l'Irak en 1991.

Quant aux fameux bombardiers soviétiques   M-4 qui, en défilant le premier Mai 1954, avaient suscité tant d'émoi et le début du programme de l'U-2, c'était en fait le même et unique appareil qui volait en boucle…

© aerostories, 1999.

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S'il était évident que le bombardier stratégique Myasischev M-4 (code OTAN "Bison") était capable de survoler les USA en étant nanti d'une charge nucléaire, l'incertitude totale régnait quant au nombre d'appareils en service. En avaient-ils un seul ou plus de cent? Tass Click!

"Ike" Eisenhower en Angleterre quelques jours avant le débarquement.
Général commandant en chef des forces alliées sur le théâtre des opérations en Europe pendant la seconde guerre mondiale, c'était un démocrate pondéré et soucieux de maintenir la paix sans pour autant voir son pays s'affaiblir militairement
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IWM                                            Click!

Un Lockheed TR1A-U. Notons que l'appareil ne porte strictement aucune marque d'identification.
NASA                                      Click!

"Ike" Eisenhower et Nikita Khrouchtchev : leur politique de dialogue Est-Ouest visait une réduction bilatérale de l'armement et la fin des essais nucléaires dans l'atmosphère. Ici à Camp David (USA) en 1959, ils avaient prévu de poursuivre leur politique de désarmement lors de leur prochaine rencontre au sommet à Paris en 1960.

Spoutnik 1: Ce "bébé-lune" qui ouvrait l'ère de la conquête spatiale sema un vent de panique chez les responsables américains. Tass   Click!

Le bip-bip de Spoutnick...click!

Le U-2 ne fut pas développé pour l'USAF, mais pour la CIA. Le talentueux et fantasque Kelly Johnson, ingénieur-phare de chez Lockheed, développa le projet en huit mois: il s'agissait de construire un appareil capable de voler à plus de 70 000 pieds (21 350 m) sur au moins 6000 km, très léger et néanmoins capable d'emporter des caméras ultra perfectionnées avec plus de 1 600 m de pellicule.
Lockheed-Martin                          Click!

Un U-2 aux marques énigmatiques fut  présenté à la presse américaine (NASA 55741): il s'agissait de laisser entendre que cet appareil était bien innocent puisque civil et destiné aux études scientifiques. NASA                     Click!

Carte de la mission de Gary Powers. Click!

"Les rouges prêts à faire comparaître l'aviateur américain pour espionnage."
Washington Daily News du 7 mai 1960.

Une des caméras de l'U-2  de Gary Powers exposée à Moscou. Tass

« J'ai reçu votre lettre me demandant de faire parvenir à votre fils une missive de sa mère. Dans votre lettre, vous écrivez que la missive est jointe, mais pour une quelconque raison, elle n'a pas été trouvée dans l'enveloppe. Je dois vous informer que votre fils sera jugé selon les lois de l'Union Soviétique. La loi est la loi et je ne peux pas interférer dans un sujet qui est de la compétence de la Cour. Si vous désirez venir en Union Soviétique pour voir votre fils, je suis prêt à vous aider. »

N. Khrouchtchev     31 mai 1960   
DR    Clic!

1962: un cargo soviétique fait route vers Cuba . À son bord, des missiles stratégiques.
US National Archives.

Echaudés par l'affaire Gary Powers, les américains ont présenté leur "Blackbird" comme un bombardier stratégique. En fait, il s'agit d'un avion-espion, au même titre que le U-2.

NASA
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