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Jacqueline Auriol (1917 - 2000)
Une recordwoman de charme

Deuxième partie : Vivre et voler

par  Daniel Liron

Jacqueline Auriol s'était fixé pour but d'être admise en tant que pilote au temple des essais en vol : le CEV (Centre d'Essais en Vol) de Brétigny. L'occasion lui fut fournie par la visite du général Lechère, chef d'état-major de l'Armée de l'Air, de passage à New-York. Elle lui fit part de ses projets (un peu prématurés au sortir de cette épreuve), en espérant qu'il puisse la soutenir dans ses démarches. Le général comprit immédiatement  sa détermination et accepta la faveur qu'elle lui demandait. Jacqueline savait que l'armée de l'Air avait reçu des avions à réaction britanniques "Vampire" et rêvait de tenter un record de vitesse sur cet appareil. Acceptée à Brétigny, elle s'initia au pilotage sur un Morane 472 biplace, car les "Vampire" n'existaient alors qu'en version monoplace. Le Morane, bien que n'étant pas à réaction, était assez puissant pour se rapprocher des paramètres de vol du "Vampire". Raymond Guillaume la forma au mieux sur cet appareil avant  de lui en céder un.

Elle découvrit la réaction à bord d'un Gloster Meteor VII du CEV et en prit les commandes au vol suivant. Séduite par la puissance et la souplesse du réacteur, elle se prépara à affronter, seule, les essais sur "Vampire". Avant le record, Jacqueline fit connaissance avec l'avion. Plusieurs séances de roulage au sol la familiarisèrent avec ce nouvel étalon. Elle réalisa quatorze vols d'entraînement avant de se préparer vraiment pour le record. Fin prête, ce 11 mai 1951, elle se rendit à Istres où l'attendaient  les responsables du projet. Parmi eux, il y avait Jacques Lecarme, chef des essais en vol de la SNCASE (Société de Constructions Aéronautiques du Sud-Est) qui lui accordait toute sa confiance. La météo bouchée de ce matin-là ne permit pas le vol espéré. Le temps se dégagea en début d'après-midi, et ce n'est que vers dix-huit heures qu'elle reçut l'autorisation de décoller. Ligne droite jusqu'à Avignon et retour par le point de contrôle. Le circuit fut bouclé en 7 minutes 20 secondes, avec une vitesse atteinte de 818,181 km/h. La performance de sa concurrente américaine Cochran était dépassée de plus de 52 km/h. C'était le début d'un long défi amical entre les deux femmes. Jacqueline Cochran demanda même pour elle le "Harmon Trophy" (la plus grande distinction américaine pour l'exploit aéronautique de l'année), que lui remit l'année suivante le président Harry Truman aux États-Unis. Geste élégant en soi venant d'une rivale qui aurait pu prendre ombrage de cette réussite.

L'idée de faire partie du CEV ne la quittait pas et elle dut "bûcher" dur pour être enfin admise à la prestigieuse école des pilotes d'essais. L'ingénieur général Louis Bonte, directeur du CEV, l'assura de son soutien sans pour autant la privilégier vis à vis des autres élèves. Tenace et volontaire, elle fut reçue à son examen après huit mois de travail acharné. Elle devint la seule femme pilote d'essai au monde, sous le numéro de brevet n° 29. Les choses sérieuses allaient commencer. Être fonctionnaire au CEV, le temple des essais en vol, avec sur la porte de son bureau les lettres PN (Personnel navigant) est déjà une laborieuse ascension pour un homme. Les places y sont chères et difficiles à obtenir. Sa condition féminine fit qu'à l'époque le défi était encore plus méritoire. Pourtant ses camarades la considérèrent comme une des leurs et  l'intégrèrent rapidement dans l'équipe jusqu'à oublier qu'elle était femme. Elle partagea alors son bureau avec Raymond Guillaume, l'ami et le confident de toujours. Dès lors, son travail consista à essayer en vol divers types d'aéronefs que les constructeurs confient au CEV pour les certifications réglementaires avant le lancement en série et la commercialisation de l'appareil, qu'il soit civil ou militaire. Pas un avion ou hélicoptère ne peut être mis en service actif sans la sacro-sainte approbation du CEV. Même chose pour toute l'instrumentation de bord, ainsi que pour les accessoires de survie tels que les sièges éjectables et autres parachutes. C'est draconien, strict et implacable mais incontournable pour la sécurité des équipages et des passagers. Lorsqu'il s'agit d'avions de transport, il arrive parfois que l'appareil ne remplisse pas les conditions exigées pour recevoir son certificat de navigabilité. Soit il retourne chez son constructeur pour faire les modifications imposées et repasse ensuite au CEV, soit il est condamné à demeurer à l'état de prototype sans être jamais construit en série. Cela peut-être parfois dramatique pour un appareil civil dans lequel le concepteur a investi un gros budget et qui voit ses espoirs s'écrouler. En ce qui concerne les appareils militaires, c'est quelque peu différent. Le CEV donne son avis qui se veut consultatif et il revient aux militaires de prendre la décision d'agréer ou non l'avion. En général, ils se fient aux conclusions livrées par le CEV.

Son premier mur du son, Jacqueline le passa sur un Mystère II, un beau 15 août de l'année 1953. C'était au-dessus de Brétigny, à 45 000 pieds (15 000 m). Par la suite, il y en eut d'autres. En octobre 1956, aux commandes d'un Mystère IV, elle connut ce qu'elle appela elle-même sa "première mort". En raison d'une panne du plan fixe, l'avion se mit en vrille et la voix de Jacqueline dans les hauts-parleurs de la tour résonna : "je ne peux plus tenir l'avion". Guillaume, du sol, la conseilla; mais obnubilée par le sauvetage de l'avion, elle n'entendit pas les injonctions venant du sol. Elle perdit connaissance quelques instants avant de s'entendre dire au micro "j'ai redressé", et aussi "au revoir à tous", certaine alors que c'était la fin. Heureusement, elle avait dû oublier de presser le bouton de son micro et personne au sol n'a entendu ces mots. Un peu  "sonnée", elle entendit la voix claire de Guillaume qui l'interpellait, inquiet de son long silence. Consciente mais groggy, elle répondit. Soulagé, Guillaume lui indiqua de nouveau le moyen de sortir de la vrille infernale, mais c'est  mécaniquement qu'elle fit les bons gestes salvateurs. Le vicieux tournoiement de l'avion s'arrêta, mais elle était en piqué à pleine vitesse vers le sol. Elle tira de toutes ses forces sur le manche et sortit tous les volets afin de freiner la course folle de cette monture incontrôlée. L'avion, dans un dernier sursaut, redressa à quelques mètres, continuant sa course effrénée en rase-mottes. Elle put reprendre de l'altitude grâce à son admirable sang-froid et informa Guillaume de son arrivée. Un grand virage et elle reprit enfin contact avec la piste en dur de Brétigny. L'avion était dans un piteux état. Les formidables pressions provoquées par les vrilles l'avaient tordu et cabossé. Dieu merci, elle était sauve et heureuse d'être là, parmi ses amis retrouvés.

C'est sous le soleil du Midi, à la base d'Istres, qu'elle fit  enfin connaissance avec le Mirage III. Elle se prépara de son mieux à cet événement durant une semaine en compulsant tout ce qu'elle pouvait trouver sur cet avion. Elle se plongea avidement dans le manuel de vol, la documentation technique et les rapports d'essais des pilotes qui avaient déjà eu le privilège de piloter cet appareil tout récent. Avant sa venue à Istres, elle se familiarisa avec le tableau de bord d'un Mirage III stationné à Brétigny jusqu'à connaître, les yeux fermés, l'emplacement exact de tous les instruments du cockpit. Fin prête ! Le programme d'essai du jour était une ascension à 40 000 pieds, suivie d'une accélération jusqu'à Mach 2. En trois minutes, elle atteignit l'altitude requise et se prépara à allumer la post-combustion nécessaire pour amener l'avion aux 2000 km/h. Le Mirage III afficha 2400 km/h et Jacqueline informa les techniciens restés au sol que c'était gagné. Pour clôturer le vol, grisée par son exploit, elle entama une série de tonneaux pour fêter cette victoire et revint se poser en conquérante sur la piste d'Istres, où tout le personnel l'attendait pour la féliciter.

Comme mentionné plus haut, Jacqueline Auriol était dans les années 1950 - 1960 en concurrence directe avec son homologue américaine, Jacqueline Cochran qui, elle aussi se battait pour le prestige des ailes de son pays. Certains journaux de l'époque titraient alors "la guerre des deux Jacqueline", titre accrocheur au demeurant, mais inexact. Elles tentaient de réaliser les mêmes performances en restant loyales entre elles, sans qu'aucun sentiment de jalousie ne s'interpose dans leurs "challenges". Une série de défis amicaux en quelque sorte… En décembre 1952, Jacqueline Auriol battit son propre record de 1951, à bord d'un SNCASE  DH-100 Mistral (version française du Vampire anglais), avec 855,920 km/h. 
                 
Jacqueline Cochran lui ravit ce record le 20 mai 1953 à bord d'un F-86 Sabre en atteignant 1050 km/h. Nouvelle tentative et nouveau record pour notre aviatrice française le 31 mai 1955 : 1151 km/h sur Dassault Mystère IV. Six ans après, l'Américaine amena son Northtrop T-38 Talon jusqu'à 1262 km/h. Nouvelle joute, et le 22 juin 1962 Jacqueline Auriol remportait de nouveau un record avec 1849 km/h à bord d'un Mirage III C. Encore un autre pour la même, et toujours sur Mirage, un modèle III R cette fois, avec 2030 km/h de moyenne. Cette performance  lui fut ravie par Jackie Cochran sur un Lockheed F-104 avec une vitesse de 2097,266 km/h. Ces combats n'étaient pas anodins et revêtaient une importance capitale commerciale pour le constructeur de l'avion concerné. Le pays est forcément éclaboussé par les retombées médiatiques de l'événement, d'où fierté légitime pour tous les protagonistes de l'aventure et, suprême récompense, pour tous les intervenants impliqués dans la longue préparation d'un record : du simple compagnon qui a participé à la construction d'un morceau d'avion à des gens importants comme ceux des bureaux d'études, en passant par les autorités qui ont permis la tentative, sans oublier bien sûr le pilote (qui sans toutes ces personnes ne pourrait rien faire !). Tous se sentent concernés par l'exploit, Bien que le mérite final revienne au pilote qui a su dompter la machine et la pousser dans ses derniers retranchements, c'est ainsi...

Jacqueline Cochran finit par se retirer de la compétition en 1964, laissant le champ libre à la courageuse française. Notre aviatrice ralentit un peu ses activités en n'effectuant que des vols d'essais pour le compte du CEV ainsi que quelques présentations d'avions dans des meetings aériens internationaux. Le 20 juin 1965, elle battit son dernier record de vitesse en circuit fermé avec 859 km/h. C'était à bord d'un avion d'affaires civil de Marcel Dassault, le Mystère 20 prototype devant être présenté pour la première fois au 26e Salon du Bourget cette année-là.

Durant ses vingt années au service de l'aviation, Jacqueline Auriol a totalisé 5000 heures de vol, dont 2000 d'essais sur plus de 140 avions et hélicoptères de tous types. Les fleurons les plus prestigieux de l'aéronautique française lui furent confiés. Mystère II et IV, Super-Mystère B-2, Mirage III, Vautour, Breguet Alizé, Gerfaut II et même Caravelle, n'eurent plus de secrets pour elle.

Jacqueline Auriol est titulaire de la Légion d'Honneur depuis 1952. Elle est également Grand-Croix de l'Ordre National du Mérite, et Commandeur du Mérite Sportif. Elle a été décorée de la Grande Médaille d'Or de l'Aéro-Club de France, de la Grande Médaille d'Or de la FAI et surtout de trois Harmon Trophy remis par les États-Unis pour ses différents records de vitesse. Elle a écrit  sa propre biographie sous le titre "Vivre et Voler" qui m'a aidé à écrire ces lignes.

Malgré cet extraordinaire palmarès, Jacqueline sut rester humble, ne refusant jamais d'honorer de sa présence une commémoration aéronautique à la demande de ses participants. Jacqueline Auriol nous a quitté le 11 février 2000 à l'âge de 82 ans. Jacques Chirac, Président de la République, lui rendit hommage par ses mots : "Cette grande dame a incarné pour les Français, pendant des décennies, le courage et la modernité. Son nom restera à jamais associé à l'histoire héroïque de l'aviation et de la recherche en aéronautique".

©
Aérostories,2002

Jacqueline Auriol, recordwoman de charme

> 1    De l'indifférence à la passion
> 2    Vivre et voler

Le Centre d'Essais en Vol de Brétigny . Faire partie de son personnel navigant : un rêve…
CEV                        Clic

Jacqueline Auriol félicitée le 11 mai 1951 après son record de vitesse sur Vampire (818,181 km/h). A droite, Raymond Guillaume.
Collection Jean Liron                       Clic

Journée mémorable au CEV le 23 juin 1953 : le directeur Louis Bonte commente une présentation de prototypes en vol au Président du Conseil René Pléven (à gauche) et à Vincent Auriol, Président de la République et… beau-père de Jacqueline.
CEV                       Clic

Le MD Mystère II N°01 (prototype). C'est à bord d'un Mystère II de série, mieux motorisé, que Jacqueline Auriol passera pour la première fois le mur du son, en 1953.
DR                        Clic

Ci-dessus : A bord d'un SNCASE DH-100 Mistral.
Collection D. Liron                                     Clic

Ci-dessous : Bel alignement de Mistral sur le tarmac de Marignane en 1951.
Photo SNCASE Collection D. Liron           Clic

Jackie Cochran, à bord de son F-104 G, discute avec une autre figure de l'histoire de l'aviation : Chuck Yeager. , L'Américaine ait tout fait pour conserver son titre de "femme la plus vite du monde", au besoin en annonçant en mai 1955 que les records féminins seraient abolis le 1er juin de la même année (Elle était vice - présidente de la Fédération Aéronautique Internationale et détentrice du record du monde de vitesse féminin). Jacqueline Auriol et le CEV répliquèrent en établissant un nouveau record le… 31 mai !
Document Lockheed-Martin                        Clic

Aux commandes du prototype du Mystère 20.
Photo USIAS - Collection D. Liron                Clic

Salon-de-Provence, 1985. En compagnie d'une autre grande figure des ailes françaises : Jacques Lecarme, pilote d'essais LeO et SNCASE.
Photo Daniel Liron                       Clic

Jacqueline Auriol à Salon de Provence en novembre 1985.
Photo D. Liron                        Clic