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Jacqueline
Auriol s'était fixé pour but d'être admise en tant que pilote
au temple des essais en vol : le CEV (Centre d'Essais en
Vol) de Brétigny. L'occasion lui fut fournie par la visite du
général Lechère, chef d'état-major de l'Armée de l'Air, de passage
à New-York. Elle lui fit part de ses projets (un peu prématurés
au sortir de cette épreuve), en espérant qu'il puisse la soutenir
dans ses démarches. Le général comprit immédiatement sa
détermination et accepta la faveur qu'elle lui demandait. Jacqueline
savait que l'armée de l'Air avait reçu des avions à réaction britanniques
"Vampire" et rêvait de tenter un record de vitesse sur
cet appareil. Acceptée à Brétigny, elle s'initia au pilotage sur
un Morane 472 biplace, car les "Vampire" n'existaient
alors qu'en version monoplace. Le Morane, bien que n'étant pas
à réaction, était assez puissant pour se rapprocher des paramètres
de vol du "Vampire". Raymond Guillaume la forma au mieux
sur cet appareil avant de lui en céder un.
Elle découvrit la réaction à bord d'un Gloster Meteor VII du CEV
et en prit les commandes au vol suivant. Séduite par la puissance
et la souplesse du réacteur, elle se prépara à affronter, seule,
les essais sur "Vampire". Avant le record, Jacqueline
fit connaissance avec l'avion. Plusieurs séances de roulage au
sol la familiarisèrent avec ce nouvel étalon. Elle réalisa quatorze
vols d'entraînement avant de se préparer vraiment pour le record.
Fin prête, ce 11 mai 1951, elle se rendit à Istres où l'attendaient
les responsables du projet. Parmi eux, il y avait Jacques Lecarme,
chef des essais en vol de la SNCASE (Société de Constructions
Aéronautiques du Sud-Est) qui lui accordait toute sa confiance.
La météo bouchée de ce matin-là ne permit pas le vol espéré. Le
temps se dégagea en début d'après-midi, et ce n'est que vers dix-huit
heures qu'elle reçut l'autorisation de décoller. Ligne droite
jusqu'à Avignon et retour par le point de contrôle. Le circuit
fut bouclé en 7 minutes 20 secondes, avec une vitesse atteinte
de 818,181 km/h. La performance de sa concurrente américaine Cochran
était dépassée de plus de 52 km/h. C'était le début d'un long
défi amical entre les deux femmes. Jacqueline Cochran demanda
même pour elle le "Harmon Trophy" (la plus grande distinction
américaine pour l'exploit aéronautique de l'année), que lui remit
l'année suivante le président Harry Truman aux États-Unis. Geste
élégant en soi venant d'une rivale qui aurait pu prendre ombrage
de cette réussite.
L'idée de faire partie du CEV ne la quittait pas et elle dut "bûcher"
dur pour être enfin admise à la prestigieuse école des pilotes
d'essais. L'ingénieur général Louis Bonte, directeur du CEV, l'assura
de son soutien sans pour autant la privilégier vis à vis des autres
élèves. Tenace et volontaire, elle fut reçue à son examen après
huit mois de travail acharné. Elle devint la seule femme pilote
d'essai au monde, sous le numéro de brevet n° 29. Les choses sérieuses
allaient commencer. Être fonctionnaire au CEV, le temple des essais
en vol, avec sur la porte de son bureau les lettres PN (Personnel
navigant) est déjà une laborieuse ascension pour un homme. Les
places y sont chères et difficiles à obtenir. Sa condition féminine
fit qu'à l'époque le défi était encore plus méritoire. Pourtant
ses camarades la considérèrent comme une des leurs et l'intégrèrent
rapidement dans l'équipe jusqu'à oublier qu'elle était femme.
Elle partagea alors son bureau avec Raymond Guillaume, l'ami et
le confident de toujours. Dès lors, son travail consista à essayer
en vol divers types d'aéronefs que les constructeurs confient
au CEV pour les certifications réglementaires avant le lancement
en série et la commercialisation de l'appareil, qu'il soit civil
ou militaire. Pas un avion ou hélicoptère ne peut être mis en
service actif sans la sacro-sainte approbation du CEV. Même chose
pour toute l'instrumentation de bord, ainsi que pour les accessoires
de survie tels que les sièges éjectables et autres parachutes.
C'est draconien, strict et implacable mais incontournable pour
la sécurité des équipages et des passagers. Lorsqu'il s'agit d'avions
de transport, il arrive parfois que l'appareil ne remplisse pas
les conditions exigées pour recevoir son certificat de navigabilité.
Soit il retourne chez son constructeur pour faire les modifications
imposées et repasse ensuite au CEV, soit il est condamné à demeurer
à l'état de prototype sans être jamais construit en série. Cela
peut-être parfois dramatique pour un appareil civil dans lequel
le concepteur a investi un gros budget et qui voit ses espoirs
s'écrouler. En ce qui concerne les appareils militaires, c'est
quelque peu différent. Le CEV donne son avis qui se veut consultatif
et il revient aux militaires de prendre la décision d'agréer ou
non l'avion. En général, ils se fient aux conclusions livrées
par le CEV.
Son premier mur du son, Jacqueline le passa sur un Mystère II,
un beau 15 août de l'année 1953. C'était au-dessus de Brétigny,
à 45 000 pieds (15 000 m). Par la suite, il y en eut d'autres.
En octobre 1956, aux commandes d'un Mystère IV, elle connut ce
qu'elle appela elle-même sa "première mort". En
raison d'une panne du plan fixe, l'avion se mit en vrille et la
voix de Jacqueline dans les hauts-parleurs de la tour résonna
: "je ne peux plus tenir l'avion". Guillaume, du sol,
la conseilla; mais obnubilée par le sauvetage de l'avion, elle
n'entendit pas les injonctions venant du sol. Elle perdit connaissance
quelques instants avant de s'entendre dire au micro "j'ai
redressé", et aussi "au revoir à tous", certaine
alors que c'était la fin. Heureusement, elle avait dû oublier
de presser le bouton de son micro et personne au sol n'a entendu
ces mots. Un peu "sonnée", elle entendit la voix
claire de Guillaume qui l'interpellait, inquiet de son long silence.
Consciente mais groggy, elle répondit. Soulagé, Guillaume lui
indiqua de nouveau le moyen de sortir de la vrille infernale,
mais c'est mécaniquement qu'elle fit les bons gestes salvateurs.
Le vicieux tournoiement de l'avion s'arrêta, mais elle était en
piqué à pleine vitesse vers le sol. Elle tira de toutes ses forces
sur le manche et sortit tous les volets afin de freiner la course
folle de cette monture incontrôlée. L'avion, dans un dernier sursaut,
redressa à quelques mètres, continuant sa course effrénée en rase-mottes.
Elle put reprendre de l'altitude grâce à son admirable sang-froid
et informa Guillaume de son arrivée. Un grand virage et elle reprit
enfin contact avec la piste en dur de Brétigny. L'avion était
dans un piteux état. Les formidables pressions provoquées par
les vrilles l'avaient tordu et cabossé. Dieu merci, elle était
sauve et heureuse d'être là, parmi ses amis retrouvés.
C'est sous le soleil du Midi, à la base d'Istres, qu'elle fit
enfin connaissance avec le Mirage III. Elle se prépara de son
mieux à cet événement durant une semaine en compulsant tout ce
qu'elle pouvait trouver sur cet avion. Elle se plongea avidement
dans le manuel de vol, la documentation technique et les rapports
d'essais des pilotes qui avaient déjà eu le privilège de piloter
cet appareil tout récent. Avant sa venue à Istres, elle se familiarisa
avec le tableau de bord d'un Mirage III stationné à Brétigny jusqu'à
connaître, les yeux fermés, l'emplacement exact de tous les instruments
du cockpit. Fin prête ! Le programme d'essai du jour était
une ascension à 40 000 pieds, suivie d'une accélération jusqu'à
Mach 2. En trois minutes, elle atteignit l'altitude requise et
se prépara à allumer la post-combustion nécessaire pour amener
l'avion aux 2000 km/h. Le Mirage III afficha 2400 km/h et Jacqueline
informa les techniciens restés au sol que c'était gagné. Pour
clôturer le vol, grisée par son exploit, elle entama une série
de tonneaux pour fêter cette victoire et revint se poser en conquérante
sur la piste d'Istres, où tout le personnel l'attendait pour la
féliciter.
Comme mentionné plus haut, Jacqueline Auriol était dans les années
1950 - 1960 en concurrence directe avec son homologue américaine,
Jacqueline Cochran qui, elle aussi se battait pour le prestige
des ailes de son pays. Certains journaux de l'époque titraient
alors "la guerre des deux Jacqueline", titre accrocheur
au demeurant, mais inexact. Elles tentaient de réaliser les mêmes
performances en restant loyales entre elles, sans qu'aucun sentiment
de jalousie ne s'interpose dans leurs "challenges".
Une série de défis amicaux en quelque sorte… En décembre 1952,
Jacqueline Auriol battit son propre record de 1951, à bord d'un
SNCASE DH-100 Mistral (version française du Vampire anglais),
avec 855,920 km/h.
Jacqueline Cochran lui ravit ce record le 20 mai 1953 à bord d'un
F-86 Sabre en atteignant 1050 km/h. Nouvelle tentative et nouveau
record pour notre aviatrice française le 31 mai 1955 : 1151 km/h
sur Dassault Mystère IV. Six ans après, l'Américaine amena son
Northtrop T-38 Talon jusqu'à 1262 km/h. Nouvelle joute, et le
22 juin 1962 Jacqueline Auriol remportait de nouveau un record
avec 1849 km/h à bord d'un Mirage III C. Encore un autre pour
la même, et toujours sur Mirage, un modèle III R cette fois, avec
2030 km/h de moyenne. Cette performance lui fut ravie par
Jackie Cochran sur un Lockheed F-104 avec une vitesse de 2097,266
km/h. Ces combats n'étaient pas anodins et revêtaient une importance
capitale commerciale pour le constructeur de l'avion concerné.
Le pays est forcément éclaboussé par les retombées médiatiques
de l'événement, d'où fierté légitime pour tous les protagonistes
de l'aventure et, suprême récompense, pour tous les intervenants
impliqués dans la longue préparation d'un record : du simple compagnon
qui a participé à la construction d'un morceau d'avion à des gens
importants comme ceux des bureaux d'études, en passant par les
autorités qui ont permis la tentative, sans oublier bien sûr le
pilote (qui sans toutes ces personnes ne pourrait rien faire !).
Tous se sentent concernés par l'exploit, Bien que le mérite final
revienne au pilote qui a su dompter la machine et la pousser dans
ses derniers retranchements, c'est ainsi...
Jacqueline Cochran finit par se retirer de la compétition en 1964,
laissant le champ libre à la courageuse française. Notre aviatrice
ralentit un peu ses activités en n'effectuant que des vols d'essais
pour le compte du CEV ainsi que quelques présentations d'avions
dans des meetings aériens internationaux. Le 20 juin 1965, elle
battit son dernier record de vitesse en circuit fermé avec 859
km/h. C'était à bord d'un avion d'affaires civil de Marcel Dassault,
le Mystère 20 prototype devant être présenté pour la première
fois au 26e Salon du Bourget cette année-là.
Durant ses vingt années au service de l'aviation, Jacqueline Auriol
a totalisé 5000 heures de vol, dont 2000 d'essais sur plus de
140 avions et hélicoptères de tous types. Les fleurons les plus
prestigieux de l'aéronautique française lui furent confiés. Mystère
II et IV, Super-Mystère B-2, Mirage III, Vautour, Breguet Alizé,
Gerfaut II et même Caravelle, n'eurent plus de secrets pour elle.
Jacqueline Auriol est titulaire de la Légion d'Honneur depuis
1952. Elle est également Grand-Croix de l'Ordre National du Mérite,
et Commandeur du Mérite Sportif. Elle a été décorée de la Grande
Médaille d'Or de l'Aéro-Club de France, de la Grande Médaille
d'Or de la FAI et surtout de trois Harmon Trophy remis par
les États-Unis pour ses différents records de vitesse. Elle a
écrit sa propre biographie sous le titre "Vivre et
Voler" qui m'a aidé à écrire ces lignes.
Malgré cet extraordinaire palmarès, Jacqueline sut rester humble,
ne refusant jamais d'honorer de sa présence une commémoration
aéronautique à la demande de ses participants. Jacqueline Auriol
nous a quitté le 11 février 2000 à l'âge de 82 ans. Jacques Chirac,
Président de la République, lui rendit hommage par ses mots :
"Cette grande dame a incarné pour les Français, pendant des
décennies, le courage et la modernité. Son nom restera à jamais
associé à l'histoire héroïque de l'aviation et de la recherche
en aéronautique".
©Aérostories,2002
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