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Devant l'avance de l'armée Rouge, il est décidé de déménager l'E-Stelle de Rechlin, situé à une centaine de kilomètres au nord-nord-est de Berlin. L'ordre est donné le 16 avril 1945. À cette date, le front de l'Est est positionné sur la rive droite de l'Oder, l'armée Rouge attendant l'arme au pied de lancer sa grande offensive finale. Les avions aux essais doivent être restitués à leur constructeur respectif.
Navigation à vue
Deux Do 335A-0 se trouvent alors à Rechlin : le WNr 240102 (VG+PH) et le 240103 (VG+PI). Le pilote d'essais Werner Lerche, recevant l'ordre de convoyer l'un des Do 335, fait préparer le VG+PI, mais en essai de roulage, un pneu est crevé, probablement par un éclat de bombe traînant encore sur la piste. Devant l'impossibilité de réparer, il se rabat donc sur l'autre Do 335. Écoutant la BBC (!), Werner Lerche apprend, le 19 avril au soir, que Berlin sera bientôt encerclé par les Russes. Le lendemain, il évacuera l'avion. Il prépare son vol qui doit contourner Berlin par le sud-ouest, à basse altitude afin d'éviter la chasse alliée et la DCA. Il sait que ce ne sera pas une partie de plaisir, à 550 km/h si bas près du sol ! Pour la navigation, ce sera " à vue " avec l'aide des voies de chemin de fer et des chaussées d'autoroute. L'avion n'emporte pas de munitions, à quoi bon ? Lerche n'a rien d'un combattant, encore moins d'un pilote de chasse. Pour la navigation aux instruments, ce ne sera guère mieux, car ses expériences en ce domaine consistent en des vols sans visibilité, guidé par un opérateur radio... Par les temps présents, il vaut peut-être mieux également se passer de radio afin de ne pas attirer la chasse ennemie qui pourrait être à l'écoute. De toute manière, pense Lerche, le réseau de guidage radio en Allemagne doit être en piteux état. Alors, comme au bon vieux temps, il pilotera au " pifomètre " ! Il charge quelques affaires personnelles dans la soute à bombes. Le décollage se passe à merveille, tout fonctionne bien, les moteurs tournent parfaitement et les instruments confirment que tout est correct, sauf le cap... En se répérant sur les bois et les lacs entourant Rechlin, Werner Lerche prend son cap à l'estime. Cette orientation, pense-t-il, est plus fiable que le compas du Do 335. En effet, à cause de la formule des moteurs en tandem, le compas-mère a dû être installé dans l'aile gauche plutôt que dans le fuselage. Comme le dit Lerche lui-même, ce compas-mère, à cause de la force centrifuge et des accélérations, " vit sa propre vie ". En fait, la direction indiquée par l'instrument ne correspond en rien à celle réellement suivie ! Heureusement que le pilote connaît les moindres repères des environs de Rechlin, grâce à ses nombreux vols précédents, y compris en planeur.
À l'embranchement, prendre la bretelle de droite. Normalement, sur le Do 335 le carburant est pompé des ailes vers le réservoir principal du fuselage, mais sur le " 102 " les pompes ne fonctionnent pas. Comme le plein n'a pas été fait et que les 3 600 ch de ses deux moteurs consomment quelque 900 litres par heure, Werner Lerche se rend vite compte qu'il ne pourra pas atteindre Lechfeld situé à 600 km de son point de départ. De plus, la nuit approche à grands pas. Tant pis pour les documents importants à remettre au commandant de l'E-Stelle qui se trouve à Lechfeld !
Toujours à vue, Lerche, après avoir atteint le sud de Berlin, décide de prendre la direction de Prague-Ruzyne qu'il connaît bien grâce aux nombreux vols d'essais qu'il y a réalisés, notamment aux commandes d'un B-17 capturé.
En direction de Beelitz, au sud-ouest de Berlin, Werner Lerche croise l'autoroute de ceinture sud de la ville qu'il suit vers l'est jusqu'à l'embranchement de Dresde, où il aperçoit des véhicules russes. Malgré la nuit tombante, l'autoroute reste visible et, sans feu de navigation (pourquoi attirer l'attention ?), la ville de Dresde est vite atteinte. " Quittant l'autoroute ", il prend la direction de Prague dont les lumières apparaissent à l'horizon, ainsi que celles de l'aérodrome resté éclairé à cause d'opérations nocturnes.
" Le train d'atterrissage ne descend pas ! Vite, utilisons le système de secours. Mais où donc se trouve la manette de commande pneumatique ? " Lerche ne tient pas à se poser sur le ventre, car la dérive ventrale ferait plonger le nez de l'avion dans le sol qui serait " labouré " par le moteur avant. Avec une vitesse d'approche de 200 km/h, il aurait peu de chance de survivre. C'est pour cette raison que la dérive ventrale est éjectable, théoriquement du moins... À tâtons, il trouve la poignée, l'actionne et les légers cognements du verrouillage du train se font sentir en même temps que les trois lampes vertes d'allument. L'avion prend contact avec la piste de Ruzyne à 20h20. La nuit est complète.
Dernier vol de la guerre
Werner Lerche vient de voler sur environ 450 km. Afin de ne pas perdre de temps, il décide de partir le plus tôt possible le lendemain matin, mais il faut d'abord ravitailler en carburant C3, qui n'est pas disponible... Tant pis ! on utilisera ce qu'il y a, du " 87 ", mais l'essence n'est pas gratuite et ses paquets de cigarettes changent de propriétaire. Enfin, peu lui importe, car les réservoirs sont maintenant pleins " à ras la gueule ", comme on dit. Lerche trouve aussi un mécano qui ausculte le train d'atterrissage et détecte la panne. Après plusieurs essais du train, l'avion monté sur vérins, tout semble correct.
Cependant, la météo s'en mêle. Un mauvais temps, " où même un moineau ne trouverait pas sa route ", est annoncé. Lerche pense que lui, trouvera sa route grâce aux vallées de la forêt bavaroise. Mais, il est cloué au sol. Prague sera bientôt investi par les Russes. Il faut partir.
Le 23 avril, malgré le mauvais temps, il prend le risque de décoller. Tout se passe bien et le vol se déroule à plus haute altitude afin de pouvoir se repérer dans ce monde nuageux étrange. Le compas est toujours aussi " indépendant ". Pas inquiet du tout, Lerche se demande qui pourrait bien lui "coller le train" par sale temps pluvieux à 4 heures du matin.
Faisant confiance à la Providence, voici qu'il suit une vallée qu'il ne connaît pas dans la forêt bavaroise. Il pense que le plus dur est fait, mais il essuie brusquement un tir de traçantes.
Est-ce un avion ennemi arrivant par l'arrière ? Mais non, tout va bien. Sûrement ce tir est-il dû à un servant de flak nerveux. Par sûreté et d'instinct, Werner Lerche a plongé au ras de la cime des arbres. Le voici près de Nuremberg, déjà aux mains des Américains. Il se dirige plein sud. Avec ses moteurs intacts, il ne craint aucun chasseur ennemi. Il franchit le Danube et s'oriente avant d'atteindre Münich, le temps continuant de se lever. Au-dessus de Münich, il rase les toits de la gare de Pasing, puis, à hauteur des poteaux téléphoniques, il prend la direction de Lechfeld. Au-dessus de lui, il aperçoit les traînées laissées par ses " camarades de l'autre bord ". Il garde un œil sur eux, tout en suivant la voie de chemin de fer. Il contourne le terrain de Fürstenfeldbruck, de manière à éviter la chasse ennemie, mais aussi la flak amie... Maintenant, il lui est facile de reconnaître le chemin vers Lechfeld où, après un circuit d'approche au plus près du terrain, il sort le train, d'un seul coup cette fois, et atterrit alors qu'une alerte aérienne retentit. Le calme revenu, il constate que seize avions soigneusement camouflés ont été détruits, mais que son Do 335, pourtant bien en vue, est intact. Il pense que les Américains ont dû prendre son appareil pour un leurre tant il a l'air bizarre !
Sa première mission accomplie, la remise des documents, Werner Lerche n'a qu'une hâte : atteindre l'usine Dornier d'Oberpfaffenhofen, but ultime de son voyage. Dès que les alertes aériennes lui en laissent le loisir, il redécolle vers l'est. La distance n'étant pas très importante (une trentaine de kilomètres), il garde par prudence le train sorti. Bientôt, il se pose et va parquer son avion, fièrement, devant le bâtiment principal, à la surprise générale du personnel de l'usine qui n'en croit pas ses yeux.
Werner Lerche ne le sait pas - mais peut-être le devine-t-il ? - c'est son dernier vol sous l'uniforme de la Luftwaffe.
Texte composé à partir des souvenirs de Werner Lerche à l'occasion de ses retrouvailles avec le Do 335 VG+PH en mai 1976. Werner Lerche est décédé en 1983.
© Aérostories, 2002
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