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Dix-sept Breguet 693 répartis en six sections, volant impeccablement en échelon refusé sur la droite surgissent au ras des toits de la ville de Maastricht. La formation se sépare à la sortie de la ville. Le commandant Plou conduit sa section au-dessus de la route qui mène à Tongres. À ses côtés se trouvent le lieutenant Leleu et le lieutenant Blondy. Leur objectif se trouve quelque part sur les vingt kilomètres qui séparent Tongres de Saint-Trond. À la sortie de Tongres, ils aperçoivent les premières colonnes allemandes. Un immense convoi, l'avant des camions peint en jaune, l'arrière en marron, probablement pour indiquer le sens de la marche à leurs avions d'observation. On n'est que le 12 mai, mais le doute sur le sens de leur marche n'est déjà plus permis…
L'effet de surprise ne jouera pas. Il y a déjà longtemps que l'arrivée des Français a été signalée; difficile de surgir sur l'ennemi au dernier moment au-dessus d'un terrain sans grand relief. Dès l'apparition des avions, les soldats allemands sautent des camions, se jettent dans les fossés et ouvrent le feu sur les intrus avec leurs armes individuelles. Canons et mitrailleuses sont armés et tournés dans le bon sens. Les servants ont le doigt crispé sur la détente... Et l'enfer se déchaîne.
Plou lâche deux bombes sur des soldats qu'il aperçoit sous des arbres bordant la route. Son avion est touché une première fois, puis les impacts se succèdent. "Aussitôt après, mon avion s'inclina brutalement sur l'aile gauche. Je constatai qu'une grande partie des bords d'attaque, touchés sans doute par des projectiles de DCA de petit calibre, étaient arrachés. Grâce à la surpression, je redressai. Le Breguet s'inclina alors brutalement sur la droite, puis piqua du nez et percuta le sol dans un champ en bordure de la route. À peine commencée, ma mission était terminée. J'étais indemne. Mon mitrailleur, l'adjudant Poitrot, projeté de la carlingue au moment du choc, était blessé au nez. "
À peine commencée, la guerre est terminée pour les deux hommes, faits prisonniers [1]. Le Breguet du lieutenant Leleu est mis en flammes. Le pilote prend de l'altitude pour permettre à son mitrailleur et à lui-même d'évacuer en parachute. Ils sont aussi faits prisonniers. Enfin, le lieutenant Blondy, bien que sévèrement touché, parvient à traverser le rideau de feu. Son appareil finira la mission sur le ventre à Berry-au-Bac.
À Montdidier où stationne le GBA I/54, deux avions seulement se présentent vers 15 heures [2] : " On s'approche anxieux. Les équipages sortent de la carlingue, les questions se précipitent. Tout le monde veut savoir, mais eux, ceux qui en sont revenus, presque inconscients, les yeux encore remplis de ce à quoi ils ont assisté, de ce qu'ils ont vécu, ne répondent que par monosyllabes tout en se dirigeant vers la tente tenant lieu de vestiaire. [...] À la tombée de la nuit, la voiture revient de Bapaume [où s'est posé le sous-lieutenant Gady]. Gady en descend, mais il faut renoncer à obtenir quoi que ce soit aujourd'hui : il est presque complètement sourd et ne sait que répéter « C'est affreux ! c'est affreux ! » " .
Le sous-lieutenant Édouard Henry fait partie de la deuxième section du GBA II/54 : " Nous atteignons la partie ouest de Maastricht bourrée de troupes et d'engins blindés. Les ponts paraissent intacts. À 15 mètres du sol, sous le feu de mon 404 et mes deux MAC, je vois les Allemands sauter de leurs véhicules et courir vers les fossés. Je m'engage sur la route de Tongres et largue mes bombes en enfilade sur les Panzer. Apercevant soudain une batterie de flak, je fonce dans l'intention de l'attaquer, mais une rafale d'obus nous arrose littéralement; le moteur droit est en feu, une partie de ma planche de bord est fracassée, il faut abandonner. Repérant un espace dégagé, je me pose sur le ventre dans un nuage de poussière. " Henry et son mitrailleur, le sous-lieutenant Besson-Guyard, sont faits prisonniers quelques minutes plus tard.
Le sergent Édouard Fourdinier, qui fait équipe avec le sous-lieutenant Michel de La Porte du Theil (fils du général commandant le VIIème corps d'armée), forme la première section du GB II/54 avec son chef, le commandant Grenet : " Quelques minutes avant le décollage, le sergent Lamour, avec qui j'avais fait équipe, nous prit en photo La Porte du Theil et moi et je ne pensais malheureusement pas que ce cliché serait le dernier de mon infortuné camarade.[...] " Nous sommes alors revenus dans nos lignes et j'ai essayé de me poser comme j'ai pu, après avoir traversé une route, et face à des arbres. Ce fut un atterrissage en catastrophe, en accrochant les arbres les deux moteurs ont volé à 15 mètres de l'appareil ! Dès que l'avion s'est immobilisé, j'ai réussi à sortir et me suis dirigé vers l'arrière pour essayer de tirer de là mon camarade La Porte du Theil qui, malheureusement, était coincé. Malgré toutes mes tentatives, et par deux fois, les tôles chauffées au rouge par l'avion qui brûlait, j'ai dû renoncer, alors que des soldats belges accouraient pour essayer de nous porter secours. Il restait encore 600 litres d'essence, sans compter les cartouches de mitrailleuses et les obus du canon, et tout cela explosait. " Fourdinier, gravement brûlé, ne rejoindra son groupe qu'à Toulouse.
Les autres sections, disloquées sous les coups de l'artillerie anti-aérienne, ne sont pas davantage épargnées. Sur les 18 appareils partis à 12h05 (11 du GBA I/54 et 7 du GBA II/54), seuls 8 sont rentrés. Cette première mission de guerre de l'aviation d'assaut française sonne le glas de la doctrine française en matière d'attaque en vol rasant.
Théorie et pratique
Dans son instruction datée du 21 mars 1940 sur l'organisation du commandement dans les opérations combinées des forces aériennes d'assaut, de bombardement et de chasse, le général Vuillemin, commandant en chef des forces aériennes françaises, précise que les missions dévolues aux Breguet d'assaut sont : - soit des opérations en appui immédiat des opérations terrestres ou contre les arrières immédiats de l'ennemi, conduites par des unités d'assaut renforcées ou non par des formations de bombardement léger sous la protection de la chasse; - soit des opérations en liaison avec les opérations terrestres sur une zone plus profonde. Ces attaques doivent être dans tous les cas des missions de destruction de matériel roulant sur les axes routiers ou des concentrations de blindés dans les zones offensives ennemies.
Si les Breguet d'assaut peuvent intervenir " en appui immédiat des opérations terrestres ", dans la réalité et contrairement aux Stuka, ils ne seront jamais engagés dans la zone des combats. C'est sans doute le point majeur sur lequel divergent les doctrines allemande et française et qui, en mai 1940, fera toute la différence. Les protections de chasse seront difficiles à obtenir. Les liaisons radio étant impossibles à établir en vol, aucune coordination ne pourra être assurée entre protecteurs et protégés. En outre, les Morane 406 se révèlent incapables de suivre l'allure des Bre 693 et les rares escortes qu'ils fournissent s'achèvent prématurément après avoir été semés par les formations qu'ils sont censés protéger.
Cette défaillance des transmissions, générale dans toute l'armée française en 1940, a également empêché de rappeler les avions ou de les avertir d'un changement d'objectif après leur décollage. Autre constante de cette campagne, la superposition inutile de commandements intermédiaires, ralentissant la transmission des ordres et entraînant des décalages horaires préjudiciables à la réussite des missions. Dans le cas des bombardiers, tout ordre de mission transmis par un état-major après 17 heures ne pouvait pas être exécuté avant le lendemain matin. En raison de l'avance très rapide des avant-gardes blindées allemandes, les cibles se trouvaient parfois à plus de cinquante kilomètres en avant de l'endroit où elles avaient été repérées la veille. Pendant que les avions français " bombardaient les cailloux ", les fantassins recevaient de plein fouet le choc des blindés allemands et pestaient contre ces maudits aviateurs " qu'on n'a jamais vus ". Par ailleurs, certains commandements ont purement et simplement ignoré l'existence de l'aviation d'assaut, qui, notamment, du 1er au 4 juin ne recevra aucune demande d'intervention émanant des grandes unités terrestres.
Quant aux méthodes de bombardement, on verra par la suite qu'elles évolueront en fonction de la situation. Les premières missions, qui s'achèvent dans un bain de sang, contraignent l'état-major à abandonner le vol rasant au profit du bombardement horizontal à 900 mètres. En raison de l'absence de viseur spécifique qui voue ces missions à l'échec, on en revient au vol rasant. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce sera à nouveau le bombardement en altitude moyenne qui sera préconisé avant d'en venir à partir du 10 juin aux attaques en semi-piqué.
Par manque d'expérience en matière d'appui tactique, les formations attaquent de manière groupée en suivant les axes routiers. Les pertes seront réduites quand les formations se présenteront plus éparpillées, afin de disperser les tirs de la DCA, et perpendiculairement à la route en utilisant le relief existant pour obtenir un maximum d'effet de surprise. À cette époque précoce de la guerre, il n'était évidemment pas question de faire précéder les bombardiers d'assaut par des sections chargées de neutraliser la DCA, même si ç'eut été possible en raison de l'armement fixe des Bre 693.
André Rivet, alors lieutenant et commandant la 2ème escadrille du GBA I/54 et qui a participé et survécu à la mission du 12 mai, met les choses au point : " …il faut souligner que les convois étaient fortement défendus par une DCA équipée de canons de petit calibre montés sur tourelles quadruples [anachronisme, les Vierling ne sont entrés en service que bien plus tard - NDA] à raison d'une plate-forme tous les quatre véhicules. Dans ces conditions, pourquoi les avoir attaqués dans l'axe ? C'est tout d'abord, parce que nous ne pensions pas trouver une telle défense. Ensuite, parce que c'était la façon la plus efficace de leur porter des coups spectaculaires. C'était aussi la plus spectaculaire façon d'en recevoir. Nous l'avions compris trop tard. Nous nous étions trompés et le vol rasant était condamné, tout au moins dans cette situation d'infériorité. " Quels sont alors les éléments favorables qui m'ont permis d'échapper à la règle : tout d'abord, le terrain survolé de Huy à Tongres n'était pas encore occupé; le village de Tongres a constitué un masque qui m'a permis de réaliser la surprise; j'ai attaqué le premier et de face. Sur l'autre axe, les patrouilles avaient survolé Maastricht déjà occupé; l'alerte avait pu être déclenchée ; la DCA avait eu le temps de se mettre en position de défense ; les avions, évoluant les uns derrière les autres, avaient eu à franchir de véritables barrages de feu ".
©Aéro-Editions, Aérostories,2002.
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