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Louis Breguet a fait partie de ces chefs d'industrie qui ont toujours maîtrisé les problèmes techniques, en décideurs des objectifs à viser, des programmes à lancer. Ceci a été le propre d'une époque aujourd'hui révolue. L'économie aujourd'hui prévaut.
Des personnages comme Marcel Dassault, Raymond Saulnier, Henry Potez, René Leduc... appartiennent à une génération de pionniers à ce titre...
Louis Breguet, aristocrate de l'industrie aéronautique, fut un de ces "seigneurs-stratèges" de leurs bureaux d'études.
Ayant choisi ses ingénieurs, il savait que ses directives seraient suivies. Il était apprécié de tous. On reconnaissait son ascendant, son autorité. Un de ses plus fidèles collaborateurs fut Georges Ricard.
Le 1001 "Taon" monoplace d'appui tactique, que Bernard Witt fait voler pour la première fois à Melun Villaroche le 26 juillet 1957, s'adjuge un an plus tard, le 23 juillet 1958, un record international de vitesse sur 1 000 km à 1 076 km/h toujours piloté par Bernard Witt. Une belle référence pour Breguet.
Préoccupé par les entraves qui se dressent souvent dans le cadre de l'exploitation des avions, Louis Breguet a cherché des solutions nouvelles, ce qui du reste explique l'intérêt qu'il a porté, au début de sa carrière, aux hélicoptères.
Passionné par la recherche, il imagine dès 1948 un appareil dont les caractéristiques et les performances devaient sortir du domaine conventionnel. Il crée la notion de "l'Avion à Décollage et Atterrissage Courts" (ADAC) ou STOL (Short Take Off and Landing).
Il trouve la solution technique et invente "l'aile soufflée", en dotant ce prototype de volets "à persiennes" de grande surface pouvant s'abaisser à l'arrière des ailes sur la totalité de l'envergure, jusqu'à un angle de 97°. Les moteurs entraînant des hélices surdimensionnées ne peuvent que provoquer un énorme souffle qui, dévié vers le bas par les volets, crée une composante de sustentation.
Si le principe semble simple l'application technique l'est beaucoup moins. Le fonctionnement des volets doit éliminer tout risque de dissymétrie Un vérin unique s'impose, il sera réalisé par Jacottet-Leduc. De même la synchronisation des hélices Ratier-Figeac doit être sans faille, même dans le cas d'une panne d'un des turbo-propulseurs Turboméca "Turmo II". Hispano-Suiza met au point un système de transmission unique et souple. Enfin, pour annuler tout effet de couple des hélices, les moteurs intérieurs tournent dans le sens des aiguilles d'une montre, les extérieurs, en sens inverse.
Une maquette au 1/75e permet les premières investigations, suivie, en 1954, d'un modèle au 1/6e motorisé et radio-pilotable qui sera testé longuement, en vol libre, dans la soufflerie privée que possède Breguet dans ses installations de Villacoublay. Cette première phase d'études a lieu dans le plus grand secret, bien que ce programme soit financé par un crédit d'État initial de 210 millions de francs. Il est évident que Louis Breguet veut éviter les indiscrétions d'une éventuelle concurrence. L'aile du prototype probatoire, Breguet 940, entièrement équipée et munie de ses turbopropulseurs Turboméca "Turmo Il" est montée sur banc pour un long programme d'essais d'endurance et de fiabilité du système. Dans le même temps, le prototype 940 est en construction, dans les ateliers de Villacoublay depuis 1957.
Après les essais au sol, ce prototype très ramassé, assez rustique d'aspect, effectue son premier vol, sur le terrain de Villacoublay, le 21 mai 1958. Bernard Witt et le mécanicien d'essais Georges Evrard font un vol prudent de 25 minutes dans une configuration classique afin d'évaluer le comportement de cet appareil de 7 tonnes.
En 1959, de nombreux vols confirment l'intérêt de la formule. En juin, Witt fait même une démonstration au salon du Bourget, provocant un étonnement général lors d'évolutions inusuelles à basses vitesses.
En 1960, le 23 février, Breguet reçoit la commande pour un prototype de définition de série, dont le dessin est plus affiné et qui doit pouvoir accueillir 48 passagers ou 7 tonnes de fret. Il doit être motorisé par quatre Turboméca "Turmo III D" de 1 250 ch unitaire.
Cet appareil fait son premier vol sur le terrain de Toulouse-Colomiers où Breguet possède une unité industrielle, le 1er juin 1961. Les essais se poursuivent ensuite à un rythme soutenu.
McDonnell Aircraft Corporation, intrigué par ce programme révolutionnaire, prend contact avec Breguet et signe le 6 juin 1962 un important accord de coopération portant sur le 941 et sur ses dérivés éventuels. Quelques jours plus tard, Bill Roos, chef pilote d'essais de la firme américaine arrive à Toulouse, accompagné du Colonel R. Allen, de l'État-Major de l'US Air Force. Il viennent prendre en main le 941 car il est question d'une mission de présentation de l'appareil outre Atlantique.
Au CEV, le pilote de marque désigné pour les essais officiels est Claude Chautemps, licencié es-sciences, ingénieur de Sup'Aéro et pilote très expérimenté. Son premier vol a lieu à Brétigny le 21 août 1962. L'année suivante, le 940 et le 941 sont présentés simultanément en vol au salon du Bourget.
Alors commence une série de démonstrations spectaculaires prouvant que cet "avion-miracle" peut se poser partout, dans des clairières, sur l'héliport d'Issy-les-Moulineaux aux portes de Paris, dans une avenue, en centre-ville à Bruxelles, dans un champ en bordure de la zone industrielle de Turboméca, à Bordes…
Une "grande visite" succède à cette campagne car une mission importante attend le 941 aux États-Unis, comme prévu par le contrat signé en juin 1952 avec McDonnell. Pour les besoins de la cause, l'appareil reçoit une nouvelle livrée voulue par la firme américaine qui a baptisé l'ADAC "McDonnell 188", le nom de Breguet 941.01 ne subsiste, discrètement, que sur la dérive !
Départ de Toulouse le 6 juin 1964. L'équipage comprend Bernard Witt, premier pilote ; Gérard Joyeuse ingénieur navigant et pilote d'essais et Paul Jaillard, ingénieur technico-commercial. Ayant une vitesse de croisière de l'ordre de 400 km/h et une autonomie de plus de 2 000 km, le 941 fait escale successivement à Prestwick, Keflavik, Sondoestrom et Goose Bay avant d'atteindre les Etats-Unis le 9 juin.
Les présentations aux parlementaires et autorités militaires commencent dès le 12 sur la base de Washington Andrews. Le rythme des démonstrations devait être tenu ensuite à une cadence accélérée à Eglin, en Floride du 15 au 6 juin pour une évaluation poussée par le "Special Air Center" (Centre d'évaluation militaire) : 39 heures en vol et 214 atterrissages. Après visite à deux bases de l'US. Air Force, en Floride, le 941 remporte un franc succès lors d'une fête aérienne à Saint-Louis à laquelle assistent 150 000 spectateurs à l'occasion de l'«Independance Day», coïncidant avec le 25e anniversaire de la compagnie McDonnell... raison pour laquelle le président, James S. McDonnell a tenu être à bord du 941.
"L'Air Systems Command", à son tour, est visité sur le terrain de Wright-Patterson, près de Dayton, pour une expertise. En 32 jours, l'avion français a effectué 101 heures de vol et effectué 312 atterrissages. Le programme fixé touche à sa fin.
Lors d'un des derniers vols prévus, un pilote d'essais américain très expérimenté, le colonel Lindgard, dans un réflexe explicable, ramène brutalement et sans raison, la manette de "reverse" des hélices, en faisant sauter le verrou de sécurité ! L'avion, en finale, est à une dizaine de mètres d'altitude et la vitesse inférieure à 100 km/h. Gérard Joyeuse n'a pas le temps d'intervenir. L'appareil chute brutalement, l'aile droite casse, le train principal éventre le fuselage et un moteur prend feu tandis que le pétrole envahit le fuselage !
La réparation se fera dans les ateliers de McDonnell mais demandera huit mois... ce qui laissera le temps à de nombreux techniciens américains de s'intéresser vivement aux aspects structurels du Breguet…
Finalement, le 25 février 1965, l'avion, remis en état, reprend le programme interrompu et poursuit ses démonstrations en Georgie, en Floride, en Virginie et enfin à Washington où la NASA, la FAA et différentes instances militaires ont hâte de faire sa connaissance.
Quand le "McDonnell 188" rejoint Villacoublay, le 16 avril 1965, il a totalisé 117 h 35 et livré ses secrets à l'élite de industrie aéronautique américaine.
Heureux d'avoir retrouvé son identité d'origine, le Breguet 941 multiplie encore les vols de démonstration. En novembre 1965, il entre en révision générale pour y recevoir des Turmo III D 3 de 1500 ch se substituant aux III D de 1250 ch. Il compte alors 620 heures de vol et 2351 atterrissages, effectués sur 753 terrains. Qui pourrait prétendre que la technique préconisée par Louis Breguet, disparu le 4 mai 1955, avant même d'avoir vu voler le 940, n'est pas au point ? Mais la formule n'est elle pas trop "avant garde" ?
Un marché d'État signé pour la fabrication de 4 avions de série permet de lancer la construction des Breguet 941 S dans les installations de Biarritz (Pyrénées-Atlantiques). Bernard Witt fera voler le premier exemplaire, allongé de 1,52 m, le 19 avril 1967. Après une centaine d'heures de vol, le 941 S n° 1 passe ente les mains des équipes du CEV à Istres.
À l'occasion du XXVIIe Salon, Breguet aligne le 941 et deux 941 S pour une démonstration combinée avec sortie de militaires en armes pour l'un, véhicules militaires pour l'autre, tout en faisant préciser par le commentateur que les avions sont à pleines charges... ce qui n'est pas courant dans les salons.
Breguet met tout en oeuvre et saisit toutes les occasions pour promouvoir la formule de son ADAC, ouvrant aux compagnies aériennes de nouvelles possibilités de liaisons, ne nécessitant pas de grands aéroports, tout en évoluant à des altitudes inférieures à celles du trafic traditionnel.
C'est dans cet esprit qu'est organisée une nouvelle mission aux États-Unis en accord avec la société McDonnell Douglas, cette fois avec le Breguet 941.S n° 2. Le but est de permettre aux compagnies Eastern Airlines et American Airlines, ainsi qu'à la FAA, d'expérimenter le 941 dans des conditions d'exploitation commerciale. Occasion d'apprécier sa compatibilité avec le trafic conventionnel des grands aéroports. Arrivé le 31 juillet 1968, l'avion passe d'abord par l'atelier de peinture pour recevoir une livrée très américaine, escamotant totalement, cette fois, le nom de Breguet. L'équipe française comprend Jacques Jesberger, pilote ; Gérard Joyeuse, ingénieur-navigant ; Pierre Arquin, mécanicien navigant ; Raymond Derimay et Yves Delrieu pour la coordination. Warner Lowe participe à la mission, comme pilote de McDonnell-Douglas.
Lors des investigations de la FAA, un nouvel accident se produit, sous l'action très brutale sur un frein, d'un pilote américain. Le train Messier, dont la souplesse est appréciée, a provoqué du roulis sur le terrain accidenté utilisé. L'avion se penche et l'une des grandes hélices perd une pale, en touchant le sol. Celle-ci traverse le fuselage, blessant un expérimentateur, le 19 novembre 1968. Le 941 S ne revolera que quatre mois plus tard. Des procédures de cheminement et d'approche, avec au sol, une infrastructure relativement réduite, auront été expérimentées.
De spectaculaires démonstrations, dans de grandes agglomérations, auront été faites au cours de cette campagne qui prend fin le 21 juin 1969. Au cours des quatre mois où l'avion a été opérationnel, 350 heures de vol ont été effectuées.
Des démonstrations se poursuivent en France avec le concours de l'Aviation civile, des gestionnaires des Aéroports et de l'Armée de l'Air. Il s'agit de mettre en lumière des systèmes originaux de navigation, imaginés et adaptés au 941, pour utiliser une procédure nouvelle de navigation, s'intégrant, sans lui nuire, dans la circulation aérienne en usage. Ces équipements avaient pu être testés avec succès lors de la campagne américaine.
Il ne faut pas oublier que nous sommes en 1969... loin encore de prévoir les réponses à ces impératifs que nous offrent aujourd'hui les satellites et le GPS. Pourquoi après tant d'expérimentations convaincantes, tant de preuves de fiabilité du 941, tant d'avantages évidents offerts aux problèmes de circulation aérienne en zone de grande densité de trafic, pourquoi le Breguet 941 ne s'est-il pas imposé ? Trop en avance sur son temps ? Peut-être. Trop d'inconnues sur le plan économique ? Il est indubitable que les solutions techniques adoptées sur l'appareil sont complexes et coûteuses, entraînant une maintenance onéreuse, Trop de problèmes en zone urbaine ? C'est un argument de poids. Où prévoir des zones d'atterrissage ? Comment, déterminer les cheminements pour atteindre ces "mini aérodromes" sans provoquer les réactions des riverains brandissant les spectres du bruit et du danger ?
Étant donné que l'exploitation commerciale du Breguet par des compagnies aériennes ne pouvait être envisagée que les appareils produits possédaient chacun un riche potentiel, ils sont affectés à l'Armée de l'Air. Ils portent désormais les cocardes sur leur camouflage militaire. Les équipages militaires sont rapidement conquis par cet "avion-miracle" qui autorise, de jour comme de nuit, des missions qu'aucun appareil aérien ne peut réaliser dans des zones d'accès difficile. Les derniers Breguet 941 arrivent en bout de potentiel en 1974, après avoir volé et étonné pendant quatorze ans.
Fallait-il que McDonnell-Douglas ait été séduit par le Breguet 941, pour en appliquer les techniques sur son quadri-réacteur YC 15, présenté en vol au Salon du Bourget 1977. Pourtant, ce prototype sera lui aussi abandonné.
Ainsi la technique aéronautique de pointe est-elle souvent, trop souvent, à l'origine d'amères déceptions.
©Aérostories,2002.
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